Moments d'Histoire



XIXe siècle
Spectaculaire tentative de sauvetage en Arctique : Bellot, marin français, héros anglais

Parti à la recherche d'un navigateur britannique disparu dans le Grand Nord, le jeune officier s'aventure en terrain miné. Sa bravoure va le conduire bien au-delà des océans...

Par Paul Roger*

Joseph René Bellot, fils d'un maréchal-ferrant vétérinaire, est né à Paris en 1826. Depuis l'âge de 5 ans, il vit à Rochefort où sa famille s'est installée. D'ailleurs, il considère ce petit port comme sa ville d'origine. A quinze ans et demi, désireux de devenir officier de marine, il est admis à l'Ecole navale. Brillant élève, il en sort deux ans plus tard dans les premiers rangs, et ne tarde pas à passer de la théorie à la pratique. En 1845, membre d'équipage de la corvette Le Berceau , il prend part à une campagne coloniale à Madagascar, où il est blessé à Tamatave. Reconnu pour son comportement exemplaire, il est fait chevalier de la Légion d'honneur à tout juste 19 ans. Bellot navigue ensuite dans les eaux océaniennes et, en 1851, obtient du marquis de Chasseloup-Laubat, alors ministre de la Marine, l'autorisation de se joindre à la troisième expédition qui se prépare en Angleterre à partir à la recherche de l'explorateur John Franklin - disparu lors d'une expédition dans l'Arctique alors qu'il était à la recherche d'un passage maritime vers l'Asie. Avant de partir, Bellot est reçu très cordialement par lady Franklin, la malheureuse épouse de l'explorateur, qui l'accueille comme un fils et lui fait cadeau d'une Bible qu'elle prend le soin de dédicacer.

Le jeune officier français embarque à bord du Prince-Albert placé sous le commandement de William Kennedy, un bon marin, originaire des Orcades, fervent lecteur de la Bible. Heureux d'accueillir à bord le jeune officier français, il en fait son second. Puis, marque suprême d'amitié, il lui confie, tous les dimanches, la lecture du sermon. Malgré son jeune âge, Bellot s'intègre très bien à l'équipage de la goélette. Le Prince-Albert quitte le port d'Aberdeen (Ecosse) en mai 1851 et atteint le cap Farewell, au Groenland, un mois plus tard. Le bâtiment remonte le long de la côte ouest au milieu de blocs de glace. Bellot décrit le spectacle grandiose que l'on voit dans les parages du comptoir danois de l'île Disko : ces hautes masses de glace s'arrachant de la côte pour s'abîmer dans l'eau avec un bruit d'explosion provoquant un raz de marée qui secoue les bateaux qui sont dans les parages, ou ces icebergs dérivant majestueusement au milieu des navires bloqués par la banquise.

A la fin du mois d'août, le Prince-Albert atteint l'entrée du détroit de Lancaster, à l'ouest de la mer de Baffin qui sépare le Groenland du Canada. Dans les environs du cap Leopold, sur l'île de Somerset, se dresse une maison construite naguère par l'explorateur James Ross. Le capitaine Kennedy pense que si Franklin est passé par là, il est probable qu'il ait laissé un message. Il décide de s'y rendre en compagnie de cinq de ses hommes. Pendant plusieurs jours, on ne les revoit pas. Bellot décide de partir à leur recherche. Après six semaines d'efforts insensés, il est heureux de les retrouver et de les ramener à bord de la goélette.

Le Prince-Albert est alors obligé d'hiverner : il est immobilisé dans la baie de Batty pendant onze longs mois, mais cette situation ne signifie pas pour autant inaction.

Après quelques voyages préliminaires pour faire des dépôts de vivres, une petite expédition part, en mars 1852, sous la direction de Bellot, pour essayer de trouver des traces du passage de John Franklin. Avec Kennedy et quatre hommes, Bellot décide de traverser un détroit qui sépare la presqu'île de Boothia de l'île de Somerset. Ce passage franchi, la petite troupe se trouve dans ce qu'elle appelle alors « la mer occidentale », et que l'on nomme maintenant le détroit de Franklin ; elle poursuit sa route, baptise au passage un cap remarquable du nom de Kennedy, et remonte vers le nord jusqu'au cap Walker qui est atteint au bout d'un très dur mois de marche. Après avoir donné à un sommet voisin le nom de Bellot, le groupe, qui souffre de la faim et du scorbut, et qui n'a trouvé aucune trace de Franklin, retourne à sa base.

La grande randonnée de printemps est finie, mais l'expédition doit désormais soutenir « l'insupportable attente du dégel ».

Au bout d'un mois, le Prince-Albert parvient à sortir du détroit de Lancaster pour arriver dans la mer de Baffin, malheureusement toujours prise par les glaces. Il faut encore un mois pour chercher, et trouver, un passage praticable. Le 8 septembre 1852, la goélette reconnaît la côte ouest du Groenland : la mer est libre. Un mois plus tard, elle rentre à Aberdeen, où Bellot apprend, qu'en son absence - qui a duré huit mois -, il a été nommé lieutenant de vaisseau .

Le capitaine Kennedy déclare, dans son rapport à l'Amirauté britannique, qu'« il lui a été impossible de trouver des expressions suffisantes pour rendre justice aux admirables services de M. Bellot ». Aussi la Société royale de géographie de Londres fait-elle accepter la proposition de donner le nom de « Bellot Strait » au détroit découvert en cours de route lors de la grande randonnée du printemps 1852. Elle nomme le jeune officier membre correspondant, et lui fait un accueil triomphal. De retour en France, Bellot commence la rédaction de son Journal d'un voyage aux mers polaires , dont une partie est reproduite dans les Annales maritimes de 1853 - l'ensemble ne sera publié que l'année suivante. Le 20 mars 1853, Bellot adresse au ministre de la Marine une lettre où il suggère d'organiser une expédition française qui partirait par le nord-est, longerait la côte nord de la Sibérie et ressortirait par le détroit de Béring. Il est persuadé qu'une flotte de l'importance de celle de Franklin aurait pu réussir son passage et être entraînée au nord de la Sibérie.

Sans doute le marin français ne croit-il pas beaucoup au succès de sa démarche car onze jours plus tard, il demande à nouveau à partir pour l'Angleterre. Il se place désormais sous les ordres du capitaine Edward Inglefield. Ce jeune officier de marine anglais, qui finira sa carrière comme amiral, a reçu le commandement du brick le Phoenix. Le navire quitte Woolwich (sur la Tamise) le 10 mai 1853, arrive à la mi-juin au cap Farewell, à la pointe sud du Groenland, et poursuit sa route vers le canal de Wellington, bien au-dessus du pôle nord magnétique. Le 8 août, Bellot écrit à son camarade Emile De Bray qui a pris place sur le navire anglais le Resolute , lui aussi à la recherche de sir John Franklin. Ce sera sa dernière lettre. Le Phoenix a été chargé par l'Amirauté britannique de remettre des dépêches aux navires anglais qui se trouvent dans cette zone du Grand Nord. Bellot a l'intention de transmettre ces messages à sir Edward Belcher, commandant une des flottilles de recherches. Il part de l'île Beechey le 12 août avec quatre hommes et un traîneau. Direction : le canal de Wellington. Six jours plus tard, le 18 août 1853, Bellot se trouve avec deux de ses hommes sur une plaque de glace qui dérive rapidement vers le nord-ouest. Les trois marins se construisent un igloo et prennent leur mal en patience. Mais Bellot sort un moment dans la nuit pour voir l'état de la glace : il ne reparaîtra jamais. Ses compagnons rescapés raconteront qu'il a très certainement été précipité à la mer par un violent coup de vent. Les épais vêtements qu'il portait l'ont, sans doute gêné, et il s'est noyé. Ils n'ont retrouvé que le bâton sur lequel il s'appuyait. Ainsi disparaît tragiquement, à 27 ans, le lieutenant de vaisseau Bellot. Sa mort est vivement ressentie par ses parents, son frère et ses soeurs, mais aussi par les nombreux admirateurs qu'il a en Angleterre et en France. La fin d'un marin français, parti au secours d'un marin anglais, a un fort retentissement dans les deux nations. En France, dès la nouvelle de sa disparition, Napoléon III accorde sur sa cassette personnelle une pension annuelle, réversible sur leurs enfants, de deux mille francs aux parents du jeune officier. En effet, le lieutenant de vaisseau semble avoir rempli le rôle de soutien de famille de ses soeurs encore mineures, vu les modestes revenus de leur père. D'autres hommages sont rendus par la France à la mémoire de Bellot. A Paris, son nom est donné à une rue du XIXe arrondissement ; à Rochefort, sa ville d'adoption, un monument est édifié par souscription, sculpté par Sporrer, un élève de Rude. Ce cénotaphe inauguré en 1862 au cimetière de la ville a été restauré en 1992 par les soins d'une association locale. Toujours à Rochefort, un quai porte le nom de Joseph Bellot.

Mais les plus beaux témoignages de reconnaissance viennent d'Angleterre. Ainsi, lady Franklin, qui n'a pas d'enfant, éprouve une sorte de sentiment maternel envers ce jeune officier français. Elle adresse une lettre pleine de compassion au ministre français de la Marine et conserve jusqu'à la fin de sa vie, en 1875, un pieux souvenir de Bellot. Son hommage n'est pas isolé. Edward Sabine, physicien et mathématicien anglais, qui a pris part, en 1818 et 1819, aux expéditions de John Ross et William Parry pour la découverte du passage du nord-ouest, a dit de Bellot : « J'ai rencontré son égal, jamais son supérieur... » Une souscription, ouverte par le journal Morning Herald et la Société royale de géographie, recueille plus de deux mille deux cents livres dont une partie a servi pour ériger un obélisque commémoratif en granit à Greenwich, haut lieu de la Marine anglaise ; le reste des fonds est versé aux trois soeurs de Bellot. Un autre monument, en marbre noir cette fois, a été élevé en grande pompe en 1863, par des hommes de l'Amirauté, sur l'île Beechey, point de départ de la dernière mission de l'officier français. Il semble que cette stèle réponde à un souhait de lady Franklin. Enfin, les Anglais résidant en France font apposer au musée de la Marine, alors au Louvre, une plaque célébrant dans les deux langues le sacrifice du marin.



* Paul Roger est l'auteur de nombreuses études sur l'histoire maritime. Sa thèse de doctorat porte sur Les Marines de guerre vues par les peintres et les graveurs, XVe-XIXe siècles .

Repères
XVe siècle Début des recherches du passage du nord-ouest. En 1497, Jean Cabot découvre Terre-Neuve.
1550 Fondation à Londres de la Société des marchands aventuriers.
1609 Hudson découvre la baie qui porte son nom.
1819-1825 Sir Edward Parry découvre la plupart des îles situées entre le canal de Lancaster et l'océan glacial Arctique.
1829 Expédition de John Ross à la recherche du passage du nord-ouest.
1845 Voyage de Franklin dans l'espoir d'établir la jonction entre l'Atlantique Nord et le Pacifique.


En complément
- Dictionnaire des marins français, d'Etienne Taillemite (Editions maritimes et d'outre-mer, 1982).
- Le Passage du nord-ouest, de Brendan Lehane (Time-Life, 1982).


John Franklin, illustre martyr du pôle
Qui est donc ce John Franklin qui, pendant plus de vingt-cinq ans, a occupé la chronique des recherches maritimes ? Un brillant officier de marine anglais, qui a servi avec honneur à Trafalgar, puis a commencé sa carrière d'explorateur au Spitzberg en 1817. Anobli et promu amiral, il a été gouverneur de la Tasmanie pendant sept ans. Puis, en 1845, il est chargé par l'Amirauté de diriger, avec l 'Erebus et le Terror , une nouvelle expédition pour découvrir le dernier maillon encore inexploré, du célèbre passage du nord-ouest, entre l'Atlantique et le Pacifique, meilleur moyen de réduire la longueur du trajet entre l'Europe et l'Asie. A partir d'août 1845, c'est le silence : Franklin ne donne plus la moindre nouvelle. On ne s'en émeut guère pendant un an, puis les savants, les marins, l'opinion publique du monde occidental se montrent très préoccupés du sort de l'explorateur anglais et de ses compagnons. Des recherches sont alors entreprises. L'Angleterre se passionne pour ces recherches, stimulées par l'épouse du navigateur. Toute sa vie, lady Franklin va financer ou encourager expédition sur expédition pour retrouver la trace de son mari. C'est ce qui se passe en 1848, 1849, 1850 et 1851 avec les navires Sophia , Lady-Franklin , Prince-Albert . En vain.
On a fini par savoir ce qui était arrivé à sir John Franklin et à ses compagnons. Le 26 juillet 1845, une équipe du baleinier Entreprise les aperçoit pour la dernière fois dans le détroit de Lancaster. Un message retrouvé en 1859 dans un cairn (monticule de pierre servant de repère), au nord de l'île du Roi-Guillaume, indique que John Franklin est mort le 11 juin 1847 ; que les navires, pris dans les glaces, ont été abandonnés le 22 avril 1848, et que les 105 survivants, sur les 128 hommes du départ, sont partis à pied dans la direction du sud. Ces équipages, qui manquent forcément d'entraînement et d'expérience dans une expédition polaire, essaieront vainement d'atteindre la rivière Back. Tous sont morts pendant les mois qui ont suivi l'abandon des navires, comme l'ont prouvé les nombreux vestiges retrouvés jusqu'en 1880, et bien au-delà, notamment par la marine américaine.


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